Quel
serait la plus grosse surprise d’une personne vivant dans les année
80, et qui serait projetée dans la France d’aujourd’hui ?
Peut-être de savoir que chacun peut, grâce à un équipement qui
tient dans sa poche, accéder à la quasi-totalité du savoir de
l’humanité de façon quasi-immédiate. Mais sans doute davantage
de constater qu’internet sert en grande partie pour échanger ses
états d’âmes sur des sites sociaux, regarder des photos de chats
ou écouter des chanteurs Coréens à la mode…
Vision
excessive ? Critique facile ? Sans doute ! Mais elle a
le mérite d’illustrer que nous sommes encore très loin d’avoir
ne serait-ce qu’effleuré toutes les possibilités offertes par les
réseaux de données. C’est du reste le cas de toutes les grandes
innovations : elles se diffusent d’abord lors d’une phase de
« substitution ».Dans cette phase, l’innovation se
diffuse en remplaçant d’une façon plus efficace des technologies
anciennes – c’est ainsi que l’éclairage électrique a
remplacé la bougie, la voiture les calèches ou les métiers à
tisser mécanique ont remplacé les tisserands. L’innovation permet
alors de faire mieux ou plus vite ce qu’on faisait déjà avant, en
« cannibalisant » des technologies moins adaptées – la
fameuse « destruction créatrice » théorisée par
Schumpeter.
Vient
ensuite un temps « d’extension des possibles », dans
lequel apparaissent de nouvelles possibilités impossibles à
réaliser auparavant. C’est ainsi que les révolutions successives
des transports ont bouleversé notre façon de produire – rendant
possible, par exemple, la conception en Californie, la production en
Chine à partir de composants venant d’Asie du Sud Est, et les
ventes en France. Le développement des assurances publiques et
privées a accompagné l’évolution de notre façon de vivre
ensemble –la cellule familiale traditionnelle a évolué au fur et
à mesure qu’apparaissaient d’autre moyens de de s’assureur
face à la vieillesse, la maladie ou le chômage. La diversification
des médias a changé notre relation au pouvoir politique, d’un
monde « ORTF » dominé par une information descendante, à
la multiplication des chaînes de radio ou de télévisions, comme
des think tanks qui constituent autant de contrepouvoirs critiques.
Malgré
les apparences, cette phase « d’extension des possibles »
est encore balbutiante dans le domaine du numérique. Le « big
data » (c’est-à-dire l’existence de bases de données
gigantesques) et « l’internet des choses »
(c’est-à-dire la possibilité pour les objets et les machines à
communiquer entre eux et avec nous) nous annoncent en effet des
évolutions sans précédents.
Dans
le champ économique, l’internet industriel va permettre une
accélération de la productivité : en plaçant sur les
machines (moteurs d’avions, turbines électriques, …) des
capteurs et de la puissance de calcul, nous les rendront plus rapides
et plus efficaces. Une meilleure gestion de la puissance des moteurs
permet déjà de réduire leur consommation.
Les
centrales électriques pourront ajuster leur production plus finement
à la demande et réduire ainsi les pertes : fournir rapidement
de l’énergie en cas de besoins (souvent imprévisibles), arrêter
la production quand la demande baisse (et économiser ainsi de
l’énergie). L’imagerie médicale ira de plus en plus au-delà de
la traditionnelle « radio » pour être numérique. Elle
permettra de construire des modèles en trois dimensions pour
améliorer les diagnostics, guider à distance le geste du chirurgien
ou permettre d’imprimer en trois dimensions des prothèses sur
mesure – pour remplacer une hanche, une dent, et peut-être un jour
un cartilage, voir certains organes. Un mélange de capteurs et de
systèmes experts permettra également d’optimiser l’utilisation
des infrastructures : dans le domaine ferroviaire, ils
permettront à la fois d’améliorer la sécurité et évitant tous
les accidents liés à un défaut de coordination et d’augmenter
le nombre de trains pouvant utiliser le réseau à un moment donné –
tâche que l’ouverture à la concurrence du rail va rendre
particulièrement critique. Dans le domaine automobile, nous
disposerons d’automobiles– électriques ou au gaz – qui
communiqueront avec les autres véhicules qui partagent la route avec
nous ainsi qu’avec les panneaux de signalisation pour augmenter le
trafic, raccourcir les trajets et éviter les accidents.
Dans
le champ politique, nous n’avons probablement qu’effleurés les
changements liés au « big data », notamment à cause du
manque de données ! Notons d’abord les changements intervenus
dernièrement, à commencer par le débat sur le « chiffrage
des programmes ». Nés grâce au web. Sans internet, en effet,
personne n’aurait eu la force de frappe permettant à la fois de
poser des questions - les promesses faites dans les campagnes
présidentielles sont-elles réalisables – et d’apporter des
éléments de réponse. Débuté en 2007 par l’initiative d’un
think tank – l’Institut de l’Entreprise – ce débat a conduit
des millions de personnes à venir consulter les informations sur le
chiffrage. Au point d’être largement imité cinq ans plus tard par
d’autres think tanks, ainsi que les partis eux-mêmes, qui annexent
désormais un budget à leur programme présidentiel – cas unique
dans le monde ! Avec des conséquences heureuses : d’abord,
plus aucun parti ne peut aborder la campagne présidentielle comme un
« mirobolathon » consistant à aligner les promesses à
chaque catégorie d’électeurs. Une cohérence s’impose sur le
coût de la somme des promesses. C’est également l’existence
d’une « feuille de route financière » permet, par
exemple, au président François Hollande de pouvoir annoncer dès la
première année des orientations fiscales pour 5 ans – une
visibilité cruciale pour les investisseurs français et étrangers.
Mais il reste encore beaucoup à faire. En effet, la rigueur sur les
comptes ne servirait à rien si elle n’était pas accompagnée
d’une plus grande rigueur sur la valeur ajoutée des politiques
publiques. L’Europe dans son ensemble a encore des progrès à
faire dans ce domaine : alors qu’elle dispose du service
public le plus important du monde, pratiquement aucun des principaux
efforts pour fournir des données sur la valeur de ces services ne
vient d’Europe – qu’il s’agisse du classement de Shangai, de
le mesure de l’efficacité de la réglementation de la Banque
Mondiale, ou de la comparaison mondiale des systèmes éducatifs de
l’OCDE. Autrement dit, la première étape du « big data »
- l’existence de données – fait défaut. Ou plus précisément,
nous disposons de données très détaillées sur les coûts,
mais d’à-peu-près rien sur la valeur
de l’action publique ! Le premier pas serait donc de
développer ces mesures de valeur ajoutée des services essentiels :
en quoi notre système de formation augmente les chances d’obtenir
un emploi et répondent aux besoins des entreprises ? en quoi
notre système éducatif atteint-il son objectif d’enseignement des
savoirs essentiels et de donner à nos enfants les armes pour
s’insérer dans la société – à commencer la confiance en
eux-même ? en quoi notre système de santé répond aux besoins
de santé ? en quoi notre système d’accompagnement des
demandeurs d’emploi accélère-t-il le retour à l’emploi ?
Dans aucun de ces domaines il n’existe de « big data »
- au mieux des études ponctuelles ou des audits administratifs, et
c’est là que se situe l’enjeu le plus important pour les années
à venir.
Dans
le domaine social, enfin, le « big data » recèle à la
fois des opportunités et des menaces. Sans minimiser l’attention
qui nécessite le second point, notre pays est probablement l’un
des plus avancés en termes de contrôle des menaces – la
protection des données individuelles est en Europe plus stricte
qu’ailleurs, et en France plus stricte qu’en Europe. Les
opportunités ont parfois été questionnées – certains voyant
dans les adolescents qui tchattent devant leur ordinateur une
négation des relations sociales. Le numérique, un mode mineur de
relation ? A voir ! Les chercheurs qui se sont penchés sur
le bonheur (par exemple :
http://www2.warwick.ac.uk/fac/soc/economics/staff/academic/oswald/ijeclarkos.pdf)
constatent que trois choses principales affectent le bonheur :
la santé, l’emploi et la présence d’une âme sœur. Les deux
premiers relèvent de services publics, ou font à minima l’objet
d’interventions publiques significatives. Le troisième relève
d’institutions variables selon le lieu et le temps : si les
familles jouent un rôle dans de nombreux pays, l’école,
l’université ou le travail sont chez nous le premier lieu de
rencontre. Un seul pays dans le monde – Singapour – a choisi de
confier cette tâche à un service public, véritable « Pôle
Emploi des cœurs ». Pour tous les autres, les réseaux sociaux
ou les sites de rencontre jouent un rôle croissant. Et si l’on
sort des questions de cœur, beaucoup ont pu retrouver un ami perdu
de vue ou démarrer une amitié grâce aux recommandations d’un
site social. Et cette tendance est probablement appelée à se
développer. Car c’est là que réside la promesse du « big
data » dans le domaine social : explorer notre préférence
ou nos choix, pour élargir nos horizons en nous faisant accéder à
des possibilités nouvelles, et inaccessibles auparavant. L’un des
plus anciens exemples dans ce domaine est Jester
(http://eigentaste.berkeley.edu), l’outil de recommandation de
blagues en ligne, qui se base sur les préférences des internautes,
ainsi que sur vos appréciations pour vous proposer des blagues qui
sont de plus en plus adaptées à votre sens de l’humour. Cette
technique de « filtrage collaboratif » a pour le moment
surtout été utilisée dans le domaine commercial, et de façon
limitée – par exemple pour vous suggérer des livres correspondant
à votre style. Elle pourrait nous ouvrir des esp aces beaucoup plus
larges – nous faire par exemple découvrir des styles de musiques
correspondant à nos lectures, des vacances en ligne avec nos
restaurants favoris, ou des personnes qui, ailleurs dans le monde,
ont ri aux mêmes films. Les réseaux sociaux n’ont fait
qu’effleurer ces possibilités…
Le
« big data » est l’expression à la mode pour exprimer
une idée finalement simple : jusqu’à présent, nous avons
surtout utilisé internet pour faire plus rapidement ce que nous
faisions déjà avant. Ca faisant, nous accumulons des quantités
considérables de données de toutes natures. A l’avenir, l’analyse
automatique de ces données nous permettra d’identifier des
aiguilles dans la botte de foin des informations disponibles. Elle
ouvrira de nouveaux espaces économiques qui permettront plus de
croissance en utilisant mieux les équipements industriels. Elle
révolutionnera également la politique en permettant un meilleur
contrôle des citoyens sur leur vie et sur ceux auxquels ils la
confient. Elle renforcera enfin nos relations, en nous ouvrant des
espaces de découverte supplémentaires. Nous pas en noyant les
relations humaines dans les « eaux glacées » d’échanges
numériques, mais au contraire en nous offrant des passerelles avec
les quelques personnes qui, parmi des milliards d’internautes,
partageront avec nous passions ou émerveillements.
Vincent
Champain,
Economiste
et président de l’Observatoire du Long Terme