J'aime beaucoup Alternatives Economiques : sans être d'accord avec tout ce qui est écrit dans ce mensuel, loin de là, il présente toujours des débats intéressants et des analyses sérieuses sur des thèmes d'intérêts.
C'est le cas du débat sur le déclassement, suscité par le livre d'Eric Maurin sur le sujet. Néanmoins, au-delà du débat technique et de mon admiration pour le travail d'Eric Maurin, un doute m'assaille : est-ce le bon débat ?
En effet, concentrer le débat sur le passage d'une classe à une classe dite "supérieure", c'est poser comme hypothèse implicite que la classe est une norme pertinente et qu'il est possible de les hiérarchiser. C'est supposer a priori qu'une vie réussie consiste à finir dans une "meilleure" catégorie sociale que celle de ses parents. C'est très discutable. Par exemple, certaines études sur le bonheur montrent par exemple qu'un diplômé d'un CAP de boulangerie a plus de chance d'être heureux qu'une diplômé de grande école - le premier étant heureux quand il réussit à passer à son compte (ce qui est un rêve accessible), le second pouvant considérer qu'il a échoué s'il ne finit pas PDG d'une entreprise du CAC40 (ce qui est plus difficile).
D'ailleurs, les conditions économiques rendent cet espoir mathématiquement impossible pour tous (même s'il reste possible pour certains) : lorsque la croissance économique va moins vite que la démographie, en présence de perturbations économiques fortes par rapport à une croissance "linéaire" (progression des pays émergents, coût des matières premières, préoccupations environnemtales...), le modèle de progression sociale qui a prévalu durant les "30 glorieuses" n'est probablement pas pertinent, notamment parce que l'économie des années à venir ne sera probablement pas celle des années 60. La croissance des années 60 était une croissance de développement et de rattrapage. Celle des années à venir serait une croissance d'innovation et d'adaptation à des défis nouveaux. Une économie dont l'agriculture se vidait et dont la classe moyenne était en cours de création pouvait tenir la promesse d'une "évolution de classe". Faire la même promesse en 2009 reviendrait à espérer que tous les française gagnent plus que le revenu moyen...
Les générations actuelles auront plus de dette, a priori moins de croissance (même si rien n'est écrit - elles peuvent lutter contre cette tendance par un sursaut d'innovation), et des défis de gestions des ressources rares que n'avaient pas leurs parents. Face à ces évolutions on peut chercher à restaurer la stabilité des status, ou, sur un mode "à la nordique" qui est aussi celui pour lequel je plaidais avec Jaques Attali, chercher à faciliter le "trans classement". C'est à dire effacer la notion de classe en facilitant le passage d'un rôle à l'autre ; assurer la sécurité de l'essentiel (revenu, existence et intéret du travail, sentiment d'utilité ...) en abandonnant des notions accessoires, telles que la vision de classe type "30 glorieuses"...
Bref à nous focaliser sur le déclassement, nous oublions deux choses. D'abord que le bonheur est lié aux normes de bonheur (comme c'est le cas dans l'exemple du boulanger et du diplômé ci-dessus), et que ces normes sont "autodéfinies" (c'est à dire définies par un groupe pour lui-même) : poser le débat d'un retour possible à des normes non tenables, c'est préparer des désillusions futures. Ensuite, que le vrai débat est ailleurs : c'est celui d'une vie heureuse. Même si ce débat rejoint certains des éléments abordés par la "théorie du déclassement" (formation, revenu, inégalités,...), et que la possibilité à changer d'activité fait partie des degrés de liberté importants à chacun, ce deuxième débat est plus large que le premier. Et il n'exclut pas qu'un fils d'ingénieur puisse être plus heureux que son père en choisissant d'être instituteur. Ou en occupant un emploi en apparence "déclassé", mais qui lui permette de trouver son bonheur en dehors d'un cadre prédéfini, d'écrire, de créer son entreprise ou de se consacrer à une cause humanitaire.
Ce fut le cas d'un modeste employé de l'office des brevets de Berne (malgré un diplôme de l'Ecole Polytechnique de Lausanne) en 1902, nommé Albert Einstein. Il est bien possible que, même s'il n'avait jamais publié ensuite d'article à succès, il aurait été plus heureux comme employé poursuivant ses recherche sur son temps libre, que comme ingénieur mieux payé mais ne disposant pas du temps nécessaire à ce qui le passionnait réellement...